Sur le pont d’Avignon

J’ai enfin foulé les pavés du fameux Pont d’Avignon. Mais vu mon sens inné de l’art chorégraphique, je ne me suis pas hasardé à y danser comme le voudrait la chanson ! Un petit bout de marche sur cet ouvrage dont l’ambition d’enjamber le Rhône n’aboutit jamais, aura suffi à ma curiosité. Enfin, pas tout à fait… 

Parmi les nombreuses anecdotes concernant ce célèbre pont, se glisse une histoire surprenante. Nous sommes dans les années 1530, François 1er règne sur la France. Clément Marot, un poète ami du roi, se prend de passion pour les psaumes de la Bible. Il s’attelle à les transcrire en français sous forme de poèmes faciles à mémoriser et à chanter sur les mélodies populaires de l’époque. Ainsi le psaume 81 : 

« Chantez du Seigneur La haute puissance; Louez sa grandeur; Car c’est l’Éternel Qui seul d’Israël A pris la défense. Que dans vos chansons Toute la musique Épuise ses tons; Et que, tour à tour, Et fifre et tambour Soient de ce cantique ». 

Cela sent bon le sud ! A tel point que « Sur le pont d’Avignon » s’impose rapidement comme mélodie. Pas la version remaniée ayant abouti à la comptine d’aujourd’hui, mais une chansonnette légère. « Sur le pont d’Avignon, j’ai ouï chanter la belle… ». Avec Marot, cela devient « Chantez du Seigneur La haute puissance… » ! Succès magistral… Le Psaume 81 entre dans le top 10 des chansons populaires ! Allons, n’exagérons point : peut-être le top 20… 

L’austère Jean Calvin, séduit à son tour par les transcriptions de Clément Marot, l’encourage à poursuivre son œuvre. Mais franchement, chanter les psaumes sur des mélodies aussi légères, est-ce bien raisonnable ? Alors il invite des musiciens à composer des mélodies dignes des paroles. Les temples vont désormais résonner de cantiques majestueux… et les psaumes aux airs profanes quitter la rue. 

Plus de 3 siècles après, le couple anglais William et Catherine Booth s’interroge : « Puisque les prolétaires ont déserté les églises, il faut aller à eux, dans les carrefours, les tavernes, et jusque dans les bouges et leur faire entendre le message du salut en Jésus-Christ ». Comment mieux faire passer le message qu’en chantant des paroles de l’Evangile sur des airs connus des piliers de bar ? Et cela accompagné de la guitare et du tambourin… le Pont d’Avignon retrouvé ! Allez, encore une anecdote ! En février 1892, le « Petit Journal » fait sa Une sur un défilé salutiste boulevard des Italiens à Paris : « Les salutistes s’étaient munis de trombones, de tambours et de grosses- caisses. Il paraît que ces instruments sont nécessaires à la célébration de leur culte. M. Lozé (préfet de Police de Paris) leur a défendu de les faire entendre ; ils doivent se contenter de les exhiber ». La religion, c’est sérieux, il y a des lieux pour cela ; si les autorités n’interviennent pas, ces gens finiront par chanter des psaumes sur le Pont d’Avignon !

Pierre Lugbull