« Conscientisés »

Le cynisme et la violence de l’invasion de l’armée russe en Ukraine n’ont laissé personne indifférent. De l’indignation à la révolte, toutes les facettes de nos émotions ont été sollicitées. De ces tempêtes émotionnelles est né un formidable élan de solidarité envers le peuple ukrainien. Un peuple s’incarnant brusquement dans des visages bien réels. Des hommes, femmes et enfants venus nous bousculer bien involontairement.

Fallait-il donc cette guerre pour bousculer notre indifférence au sort de tant et tant d’humains à travers le monde ? Avec son ironie grinçante et désabusée, Jacques Dutronc chantait il y a plus de 50 ans : 

« Sept cents millions de chinois
Et moi, et moi, et moi
Avec ma vie, mon petit chez-moi
Mon mal de tête, mon point au foie
J’y pense et puis j’oublie… »

A l’époque, la Chine n’avait pas encore dépassé le milliard d’habitants, mais on parlait de péril jaune. Pourtant, le périmètre des préoccupations quotidiennes est resté limité à « moi, et moi, et moi ». L’humanité avançant de progrès en progrès selon certains augures, la description désenchantée de Dutronc a-t-elle encore une pertinence aujourd’hui ? Ne vante-t-on pas l’avènement d’une nouvelle génération « conscientisée » ? Fini le temps des prédécesseurs assoupis dans une indifférence égoïste ! 

Serait-ce cette « conscientisation » qui suscite les initiatives enthousiastes en faveur de l’Ukraine ? Les uns fustigent les gouvernements du vieux monde incapables de faire cesser l’odieuse invasion. De l’audace Messieurs, de la fermeté ! Mais, ne mettez pas pour autant notre sécurité en danger. Car après la terrible pandémie, nous avons besoin de liberté. Pas de faiblesse, du cran… mais pensez à notre besoin de nous divertir tranquillement. Quarante quatre millions d’Ukrainiens, et moi, et moi, avec ma vie, mon mal de tête…

Heureusement, les chefs de gouvernement ont une solution : des sanctions économiques et financières contre l’agresseur. Bravo, mais n’exagérez pas ! Ne coupez pas trop les robinets du pétrole et du gaz, pensez au montant de mon plein en carburant ! Et je ne vais quand même pas risquer de prendre froid en baissant mon niveau de chauffage… Des millions d’Ukrainiens dans des caves, et moi, et moi, avec mon auto, et mon pouvoir d’achat…

Mais il y a aussi des millions d’Ukrainiens accueillis avec générosité par des cœurs oublieux de leur petit confort si précieux. Des hommes et des femmes au point de partager un peu de leur bien avec les réfugiés, partager aussi le confort de leur chez-soi. Des hommes et des femmes ignorant être « conscientisés », mais répondant simplement à la suggestion de Jean-Baptiste : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même » (Luc 3.11). Il ne faisait qu’annoncer la volonté de Dieu telle que Jésus allait l’incarner.

 « Tu as deux vêtements, partage avec celui qui n’en a pas ». « Tu ne le portes pas, vends-le » clame une publicité. Cherchez l’erreur…

Pierre Lugbull