La chèvre de Monsieur Seguin

« Ah qu’elle était jolie la petite chèvre de M Seguin ! Qu’elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs … ! »

Quel enfant n’a pas cédé au charme de Blanquette la si douce petite chèvre ? Lequel n’a pas été étreint de sa fin tragique, bataillant bravement contre le loup avant d’être dévorée ? Pour des générations d’écoliers, cette histoire a été un sujet incontournable de lecture. Avec en plus en introduction, une belle leçon de morale : « Tu verras ce qu’on gagne à vouloir vivre libre ». 

Blanquette a donc fini dans la gueule du loup, ce « monstre », qui, la voyant, « se mit à rire méchamment… passant sa grosse langue rouge sur ses babines d’amadou ». Terrible face à face perdu d’avance ! J’entends les cris d’indignation : comment a-t-on pu faire lire cela à des enfants ? Comment caricaturer une aussi noble espèce que le loup ! 

D’autres protesteront contre l’intention de former des citoyens dociles. La liberté ne serait pas raisonnable ? Comment a-t-on pu enseigner à des enfants que vivre libre était dangereux ?

A ces protestations se joignent celles dénonçant le portrait féminin personnifié par Blanquette de façon à peine voilée. Monsieur Seguin la rendrait dépendante en jouant entre emprise autoritaire et séduction. Une femme n’aurait donc le choix qu’entre enfermement opprimant et liberté suicidaire…

Alphonse Daudet s’étonnerait certainement du brouhaha contemporain suscité par son récit. Quand il semble sermonner : « tu verras ce qu’on gagne à vouloir vivre libre », c’est par pure ironie. Car le bonhomme pratiquait une liberté sans frein, cédant avec gourmandise à la débauche. Il se désolait de constater que des jeunes femmes n’adhéraient pas à ses goûts. Il voyait dans ces réticences l’oppression du paternalisme et de la religion. Quelles diatribes violentes n’a-t-il pas écrites à ce sujet !

Pour lui, aucun autre choix que la liberté sans frein ou l’enfermement. Alors mieux valait la liberté, dut-on en mourir… comme Blanquette. Il en mourut en effet, à 57 ans, dans les douleurs héritées de la syphilis.

Bien avant Daudet, il y en eut un qui affirma : « Je suis le bon berger », et ajoutant : « Je ne cherche pas à vous dominer… Si je vous rends libres, vous serez réellement libres ». C’est ainsi que se présente Jésus : un berger… libérant ses moutons ! Pourtant il annonce clairement ce qui les attend : « Je vous envoie comme des moutons au milieu des loups ». Des paroles de berger ?

Aucune ambiguïté chez Jésus. Il ne libère pas pour envoyer au carnage : « le bon berger donne sa vie pour ses moutons et ne les abandonne pas quand il voit le loup arriver… Je suis avec vous tous les jours ».

Cette liberté-là a quand même un autre goût que celle prônée par Alphonse Daudet et bien d’autres aujourd’hui encore.

Pierre Lugbull