Année après année, alors que la saison de pêche approche, ceux que la tradition dénomme disciples de Saint-Pierre, se retrouvent saisis de la même indignation. Non mais, vous l’avez vu celui-là, de quel droit nous vole-t-il notre poisson ? Tout à l’heure une tanche, maintenant une carpe ! En parfaite impunité, et personne pour faire cesser cette délinquance. Rouges de colère, ceux qui ont repeuplé la rivière d’alevins voient leurs espoirs de pêche miraculeuse leur échapper. Le voleur arrogant ? Un cormoran se sentant comme chez lui. Quand le premier est-il arrivé de l’océan jusqu’à nos contrées ? On ne sait plus très bien…
Pendant ce temps, un mien ami, ornithologue émérite, observe la situation d’un œil complice. Ce cormoran est quasiment un intime. Quelle dextérité et quelle grâce quand il sort une carpe de l’eau ! Notre ornithologue en a les yeux tout embués, défendant son cormoran bec et ongles ! N’est-il pas le meilleur prédateur des poissons-chats, ces avaleurs d’alevins ? Alors, si la rivière est autant poissonneuse, merci au cormoran !
Bataille d’arguments pas simple à démêler. Protéger la population de poissons en limitant le nombre de cormorans, ou protéger les oiseaux en les laissant se nourrir selon leur volonté. Avec en arrière-plan le reproche réciproque d’interventionnisme humain néfaste à la sainte biodiversité. Il y a une cinquantaine d’années, Juliette Gréco chantait le mélancolique : « un petit oiseau, un petit poisson s’aimaient d’amour tendre… mais comment s’y prendre quand l’un est là-haut et l’autre dans l’eau… ». Jolie illustration de notre rêve d’une nature idyllique.
L’ami ornithologue, lui, se réfère volontiers à la création de Dieu pour voler au secours de la gent ailée. Un temps, il s’éleva contre l’abattage d’un cerisier mort menaçant un parking : où nicheraient désormais verdiers et rouges-queues ? L’un d’eux ne valait-il pas plus qu’une automobile ? En créant les oiseaux, Dieu ne dit-il pas que c’était bon, les encourageant à se multiplier ? Inutile d’objecter qu’il créa aussi les poissons et que cela lui parut tout aussi bon… Notre ami pourra répliquer qu’après la résurrection, Jésus offrit des poissons grillés à ses disciples, et non des oiseaux… A ce niveau d’argument, ami ornithologue, Dieu n’a-t-il pas nourri son peuple avec des cailles à une autre époque (Nombres 11) ?
Trêve d’arguments, le fond du problème n’est-il pas ailleurs ? Ne classons-nous pas aussi les êtres humains selon leur apparence et nos préférences ? Tant qu’il s’agit d’oiseaux et de poissons, cela relève de l’anecdote, mais quand il s’agit des hommes et des femmes au milieu desquels nous vivons, cela devient gravissime. Choisir entre ceux qui méritent notre attention et ceux qui ne la méritent pas… Quand serons-nous capables d’y voir une impasse à traiter d’urgence ? Ensuite pourra venir le tour des oiseaux et des poissons.
Un des derniers écrits de la Bible le rappelle solennellement : « Gardez-vous de toutes formes de favoritisme : c’est incompatible avec la foi en notre Seigneur Jésus-Christ » (Jacques 2.1).
Pierre Lugbull