La pandémie a propulsé les soignants sur le devant de la scène, érigés en héros. Toute guerre a ses héros. Les Poilus, longtemps glorifiés par des discours dithyrambiques, ont rejoint les manuels d’histoire ou de froides nécropoles. Il leur fallait des remplaçants.
Parmi les prétendants, des mythes qualifiés de stars dominent le paysage depuis quelques décennies. Héros d’autant plus vénérés que, dans leurs existences dorées, ils paraissent quasiment inaccessibles à leurs admirateurs. Mais le confinement inattendu est venu brusquement bousculer le cérémonial d’adoration : l’heure est à l’obligation de quitter son statut de demi-dieu pour redescendre parmi les humains.
En quelques semaines, la ferveur populaire, abandonnant la lumière artificielle des stars, s’est donc tournée vers des hommes et des femmes plus ordinaires, soignants en tête. Avec ovations et offrandes en remerciement de leur service bienveillant et persévérant. C’est que notre santé est en jeu, alors il faut veiller à ce qu’ils restent à nos côtés. Démarche admirable tout autant qu’ambigüe, faisant écho à des gestes montant du fond des âges. Les ex-voto à la Vierge ou aux Saints en témoignent dans nombre d’églises ; il faut se concilier ceux qui pourraient nous être utiles en de telles circonstances.
Pour être juste, ne faisons pas l’impasse sur l’expression d’une véritable reconnaissance et même l’aveu sincère de n’avoir pas assez accordé d’attention à certains. Parmi ceux-là, au-delà des soignants, les chauffeurs de bus ou de poids lourds, les employés d’entretien, les caissières d’hypermarchés, … tous ceux qu’on regardait à peine jusque-là : le monde des invisibles. Rendus invisibles par l’éclat et la puissance des lumières braquées sur d’autres. Il aura fallu cet arrêt forcé des artifices pour que ces derniers deviennent les premiers ; Jésus a prétendu que ce serait même leur vocation…
Mais ne concluons pas trop vite : la communauté des invisibles ne se limite pas aux sans grade. Des ingénieurs, médecins, universitaires et d’autres ont engagé toutes leurs forces dans la lutte contre la pandémie. Ainsi le conjoint confiné d’une soignante hospitalière communiqua son objectif de créer un respirateur 20 fois moins cher que les modèles existants. En quelques jours, ils furent 250 à le rejoindre, quittant instantanément leur confort, même le dimanche, encouragés par leurs entreprises et appuyés discrètement par les services de l’Etat. Moins de 4 semaines plus tard, sans jour de repos, épuisés par des nuits de moins de 4h, ils virent leurs premiers respirateurs fonctionner dans des hôpitaux. Permettant au monde entier de les produire sans leurs noms en lettres d’or, sans droits. Invisibilité et pied de nez à l’Argent Roi.
Il y a des millénaires, Dieu appelait les Israélites à un engagement insupportable : « Travaillez pour développer la ville où le Seigneur vous a exilés » (Jérémie 29.7). Quoi ? Faire du bien gratuitement à ces gens-là ? Sans s’en douter, le patron français de certains volontaires du projet « respirateurs » prenait le relais : « Peu importe ce que ça demande, si on veut sauver des vies, il faut y aller ».
Pierre Lugbull