Être, bêler, hurler

« Être ou ne pas être : telle est la question » s’interrogeait Hamlet, le héros d’une tragédie anglaise. Bien que peu connaissent cette pièce de Shakespeare, la phrase est devenue « culte » comme on dit étrangement aujourd’hui. Etre ou ne pas être… il faut être désœuvré pour s’interroger ainsi ! Shakespeare devait être loin des réalités de la vie. 

Pensez donc ! Quand Shakespeare écrit son Hamlet, tout suit son rythme tranquille. La reine Elisabeth 1ère se meurt, les prétendants au trône aiguisent leurs armes, les Irlandais attaquent… Mais les puissants veillent : une loi destinée à contrôler les pauvres est promulguée et le commerce des esclaves dope la croissance. Hamlet et son auteur poursuivent leur réflexion : « Qui supporterait les avanies, les outrages de l’orgueilleux, les injustices, l’insolence des officiels, et les rebuffades que les méritants rencontrent auprès des indignes ? ». Ne trouvant pas de réponse satisfaisante, Hamlet se laisse finalement entraîner malgré lui dans le cercle vicieux d’une violence qui l’anéantit. Est-ce tellement hors de la vie réelle ?

Plus proche de nous, notre grand fabuliste La Fontaine s’est moins embarrassé de tourments et de principes. Quand son loup rencontre un agneau, pas de question existentielle, pas d‘hésitation sur la conduite à tenir. Juste une morale, simple et expéditive : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Tant pis pour l’agneau. Cynique, La Fontaine dresse à sa manière le constat cruel de la société de son temps.

Ces histoires sont certes lointaines, mais pourtant toujours tellement d’actualité. Luttes de pouvoir, injustices, bruit et fureur ne sont pas uniquement nés avec notre siècle convulsif. Ces réalités ont-elles d’autres réponses que l’indécision mortelle ou le cynisme triomphant ? La froide raison, guide éclairé et incontesté de notre société a tranché : manger ou être mangé, telle est la vraie question. Dommage pour Hamlet tourmenté par sa conscience.

Terminé le temps des moutons se laissant tondre la laine sur le dos à défaut d’être mangés ! Fini le temps des troupeaux bêlants. Chacun doit prendre son destin en mains, librement. Pour cela, une seule solution : devenir soi-même un loup, hurler comme un loup. Et pour le maximum d’efficacité, hurler en meute. Tous ensemble, tous ensemble, tous… Hurler ainsi, c’est être libre, plutôt que bêler bêtement comme un troupeau de moutons.

C’est sûr, une troupe en colère est bien plus lucide sur ce qui est bon et juste qu’un mouton peureux. Ainsi, il n’a fallu que peu de temps à des agitateurs pour convaincre la foule qui adulait Jésus. Des hourras d’un jour, on est passé aux « cloue-le sur une croix ! ». Et dans sa grande lucidité, la foule a hurlé comme un seul homme : « Nous acceptons d’être responsables de la mort de cet homme, nous et nos enfants ! ». 

Quelques heures après cette déclaration de responsabilité d’une foule se jugeant lucide, tombe le verdict de Jésus : « Père pardonne-leur ; ils ne savent ce qu’ils font ».

Pierre Lugbull