Stigmatisés

Il n’est pas si lointain le temps où des Français estimèrent que le nom de leur département avait une sonorité dévalorisante. Ainsi, les Côtes du Nord furent renommées Côtes d’Armor au délicieux arôme breton. De quoi passer d’un climat réfrigérant à un air marin tonique !

Les Basses Alpes, elles, devinrent Alpes de Haute Provence, un véritable parfum de vacances ! Ceux qualifiés de « bas » ou « inférieurs » emboîtèrent le pas : Loire Atlantique, c’est plus gratifiant que Loire Inférieure, non ? D’ailleurs qu’auraient-ils d’inférieurs les habitants de ces contrées ? Il fallait mettre un coup d’arrêt à la dévalorisation de provinciaux méprisés ! Seul le Bas-Rhin, fier de l’exception alsacienne, persista à rester « bas »… Un bon sujet de thèse sociologique !

Renommer les choses est censé posséder la vertu d’en effacer les aspects jugés négatifs, voire d’en changer la nature. Les médias parisiens ne déplacent plus leurs micros « en province », mais « en région » ; et pas non plus « en banlieue », mais dans « les quartiers ». Provinciaux et banlieusards se sont vus renommés d’office par un géniteur inconnu. 

La quête d’une identité conforme à l’idée qu’on en a, affecte toute la population. La crise sanitaire a révélé le besoin de « minorités invisibles » d’être reconnues à leur juste place, n’acceptant plus d’être dévalorisées. Et divers groupes plus ou moins disparates ont réclamé que leurs théories aussi étranges fussent-elles, soient accueillies avec considération. Halte à la dévalorisation, halte à la stigmatisation ! Le mot magique est lâché : stigmatisation.

L’accusation, puisque c’en est une, fuse de toute part et de tous les milieux. La moindre attitude, le moindre mot, la moindre tentative de mettre en doute la validité d’une idée, s’attire aussitôt la réplique cinglante : stigmatisation ! L’explosion de ce mot aux colorations multiples rassure au moins sur un point : voilà une espèce florale qui n’est pas menacée par le changement climatique…

C’est d’autant plus remarquable que les origines de cette espèce sont très anciennes. Les stigmates, ce sont les marques indélébiles laissées sur la peau par une maladie, ou bien celles imprimées au fer rouge sur l’esclave ou le déporté des camps de concentration. Bref, une marque infamante. De quoi s’interroger sur la stigmatisation possible des tatoués… 

Il est des stigmates résultant d’incisions pratiquées lors d’initiations religieuses. Signes visibles d’adhésion volontaire à ces rites, surtout animistes. Impossible alors de ne pas évoquer les stigmates du Christ… mais lui n’a pas choisi. Les marques laissées par les clous lors de sa crucifixion ont été imposées, comme à l’esclave marqué au fer rouge, comme au déporté banni de l’humanité. Cette marque indélébile portée par Jésus est celle de son amour pour l’humanité jusqu’au sacrifice.

 Depuis là, ceux qui ont choisi de le suivre sont régulièrement stigmatisés. A y réfléchir, ne serait-ce pas un sujet de fierté plutôt qu’une dévalorisation vexante ? Porter ainsi les stigmates du Christ est en tout cas plus motivant que se laisser impressionner par certaines bizarreries mystiques. 

Pierre Lugbull