Tiens, on ne voit plus les moineaux ! Pourtant, ces derniers jours, ils déboulaient encore en escadrille à tout moment de la journée. Et du jour au lendemain, plus un seul. Disparition de l’espèce ? On parle tellement d’espèces en péril qu’on pourrait y songer. La réalité est plus banale : les framboisiers étant pillés jusqu’au dernier grain, le temps était venu pour nos moineaux d’aller voir ailleurs.
Les merles, eux, sont encore présents mais nettement moins nombreux… surtout depuis les dernières cerises, évidemment. Sans avoir recours aux supermarchés ou marchés du soir, merles et moineaux ont les réflexes « circuits courts » et « fruits de saison ».
On nous dit que nos très lointains ancêtres étaient chasseurs – cueilleurs. En aurions-nous gardé quelques traces ? On évitera de s’interroger sur les traces héritées de chasseurs, ils n’ont pas très bonne presse de nos jours ; restons-en donc à celles de cueilleurs. Qui ne grapille pas des myrtilles lors de randonnées en montagne, ou quelques mûres en longeant une haie ? Réflexe instinctif…
Comme les oiseaux, nous ne nous contentons pas toujours de grapiller. Nous visons volontiers une quantité plus adaptée à notre appétit, ou suffisante pour préparer confitures ou coulis. Ainsi, il m’est arrivé de pratiquer la cueillette de bluets, ces fausses myrtilles, dans des vergers alsaciens en libre-service. J’entends déjà les objections : se déplacer jusque-là, est-ce rentable au prix de l’essence (ou du kWh aujourd’hui) ? A combien revient le kg de fruit ? Sans compter l’empreinte carbone, alors qu’une Biocoop aurait fait l’affaire.
Tout ne se mesure pas en euros ou en tonnes de CO2. En quelle unité mesurer le plaisir de cueillir un beau fruit dans une nature généreuse ? Pourtant, même dans ce cadre apaisant, on peut encore céder à des réflexes comptables. Le « combien ça coûte ? » devient facilement « quelle quantité ? ».
Ainsi, au retour de sorties « mûres », une cousine ne manquait jamais d’annoncer : « 20 livres aujourd’hui ! ». C’est quand même plus impressionnant que 10 kg. Le choix de l’unité de mesure n’est pas neutre ! Et que dire de cette connaissance fière de ses 100 kg de fraises ramenés d’un verger en libre-service. Besoin de faire du chiffre.
Il y a plus de 3 000 ans, le peuple hébreu fuyant l’oppression égyptienne à travers le désert, a survécu grâce à une sorte de rosée granuleuse se déposant chaque matin. La quantité était suffisante pour nourrir chacun. Mais le besoin d’amasser conduisit certains à ramasser davantage que leurs besoins. Le lendemain, ce qu’ils avaient collecté en trop était grouillant de vers. Leçon pour ces cueilleurs compulsifs, leçon que Dieu léguait à ce peuple.
L’époque a changé, mais une prière a traversé les siècles : « Donne-nous notre pain quotidien ! ». Pas le surplus censé préserver l’avenir, estimé d’après le catalogue des poids et mesures, mais le nécessaire pour chaque journée. Les oiseaux formulent-ils cette prière ? Peut-être pas, mais ils la vivent.
Pierre Lugbull