Le meunier et son moulin

Il suffit de prononcer le mot « moulin » pour que toute une imagerie frappe à la porte de notre imagination. Le moulin c’est la farine, et la farine c’est le pain. Que serait la vie sans pain ? Surtout la vie d’un Français ! Du pain quotidien au pain gagné à la sueur de son front, les expressions abondent. Sans parler des journées ennuyeuses aussi longues que des jours sans pain ; c’est tellement long un jour sans pain…

Bien entendu, à l’origine, il y a le blé semé et moissonné par l’agriculteur. Sans blé, pas de moulin et donc pas de meunier. Mais c’est un meunier que j’aimerais vous présenter. Pas le meunier qui dort au point que son moulin s’emballe : « ton moulin va trop vite… ». Ni Maître Cornille dont le moulin conté par Alphonse Daudet n’est pas des plus reluisants : « Une ruine ce moulin ; un débris croulant de pierres et de vieilles planches, qu’on n’avait pas mis au vent depuis des années et qui gisait, inutile comme un poète ».

Le moulin de notre meunier est bien loin du mythique moulin à vent provençal de Daudet. Après avoir été animé par l’eau de la rivière, notre moulin connut la motorisation thermique. Adieu les envolées lyriques, adieu les senteurs bucoliques et les vertes espérances d’une belle histoire. La mécanique de notre moulin carbure dans les froidures des frontières de l’est.

A la sortie de la guerre 39-45, était venu le tour de Japhet, notre meunier, de prendre la relève d’une longue lignée familiale s’inscrivant dans une tradition d’au moins deux siècles. Japhet, comme l’un des fils de Noé, un nom évocateur d’ « ouverture », de « mise au large ». Est-ce pour cela que l’horizon de Japhet dépassa les murs de son moulin ? Ou était-ce son quotidien de meunier ?

Japhet avait le souci des populations défavorisées sans limite géographique. Souci qu’elles aient accès au pain quotidien, mais aussi à la Parole de Dieu. En disciple de ce Jésus qui nourrissait une foule mais rappelait que l’homme ne vit pas seulement de pain. Fil conducteur d’une vie où le quotidien familial alsacien se nourrissait du quotidien d’hommes et de femmes construisant leur vie bien loin de là, en Afrique.

Quand vint l’heure de la retraite, les enfants ne poursuivant pas la tradition meunière, Japhet savait que son moulin devait être mis au service du prochain, là où un besoin s’exprimait. C’est ainsi qu’un jour de 1994, le moulin quitta l’Alsace. Démonté pièce par pièce, il partit vers la Roumanie. Et, bien sûr, Japhet rejoignit son moulin, aidant au remontage et à la mise en route dans le village de Hateg.

Aujourd’hui, Japhet s’en est allé dans la paix de Celui dont il suivait les pas. Et l’écho de sa vie de disciple retentit encore de l’Afrique à la Roumanie. Car Japhet n’a pas fermé son oreille aux voix anxieuses de ceux qui attendaient une réponse à leurs attentes de pain.


Pierre Lugbull