Les grands oubliés

Selon un vocabulaire stéréotypé, un vent de réforme souffle sur la France. Vent salutaire pour les uns, vent mauvais pour d’autres. Mais tous sont d’accord : « Il faut que ça change ! ». Je me souviens d’affiches proclamant ce même besoin sur le chemin de mon école primaire. Rien n’aurait donc changé depuis des décennies ?
Une plainte revient en boucle : « nous sommes les grands oubliés », les grands oubliés des réformes en cours. Qui sont-ils donc ces oubliés laissés en marge de la société ? Les cheminots, les étudiants, les cyclistes, les pilotes d’avion, les enseignants, les agriculteurs, les citadins, les retraités, les ruraux, les banlieusards, les motards, les infirmières, les ouvriers, les automobilistes, les patrons, les maires, les médecins, les écologistes,… inventaire limité dans lequel le facétieux Jacques Prévert aurait certainement inséré quelques ratons laveurs (cf « Inventaire »).
Oubliés de qui ? Des autorités, pardi ! Ceux qui prennent leur décision sans tenir compte de nous, les petits. Des autorités qui n’écoutent pas, sourdes aux revendications. Pire même, des autorités devenues « autistes » selon l’expression apparue ces dernières années. Autistes ? Surprenant que ce handicap soit utilisé sans hésitation pour décrédibiliser un interlocuteur. Dans le politiquement correct d’aujourd’hui, comment peut-on stigmatiser ainsi une minorité ?
Autisme ? Beaucoup soulignent que ce trouble de la communication et du comportement n’est pas suffisamment pris en charge dans notre pays. Les autistes sont les grands oubliés… eux aussi… et donc ce gouvernement avec eux, puisque la vox populi l’a diagnostiqué autiste… Notre pays n’est finalement peuplé que de grands oubliés. La situation devient bigrement complexe ! L’objectivité s’accommode mal de l’incohérence du langage.
Au fait, vous aussi, vous faites partie de la confrérie des grands oubliés ? N’hésitez pas à l’avouer, vous serez en bonne compagnie. Très longtemps avant 2018, le grand prophète Jérémie portait ce constat devant Dieu : « Je veux te parler sur tes jugements : Pourquoi la voie des méchants est-elle une réussite ? Pourquoi vivent-ils tous tranquillement… ? » (Jérémie 12). Autrement dit : il y en a qui vivent bien mieux que moi, ce n’est pas juste.
Au-delà de la réalité de l’injustice, on touche là une question plus intime. Plus je regarde à la réussite matérielle d’autres, plus je me sens frustré, oublié. Asaph, le chantre, l’a bien exprimé dans son Psaume 73 : « Il s’en est failli d’un rien que mes pas ne glissent, car je jalousais les insensés en voyant la prospérité des méchants… ».
Mais il poursuit : « Lorsque mon cœur s’aigrissait, j’étais stupide… Je suis toujours avec toi, tu m’as saisi la main… tu me conduis ». Le voilà délivré du poison de la comparaison ! L’injustice n’a pas disparu, mais Asaph a rétabli le lien avec l’accompagnateur fidèle.
Et vous ? Toujours ce sentiment d’être négligé, traité de façon injuste? Peut-être, mais certainement pas oublié : « Quand une femme oublierait son nourrisson, moi, l’Eternel, je ne t’oublierai pas » (Esaïe 49).
Pierre Lugbull