Combien t’es heureux ?

Un homme raconte avoir été désarçonné par son petit garçon lui posant cette question : « Dis papa, combien t’es heureux ? ».
Vous sauriez quoi répondre, vous ? Si, bien sûr, on expliquerait à l’enfant que sa question est mal posée, qu’on ne peut pas mesurer le bonheur. Mais il aura vite flairé l’arnaque : notre vague discours n’est qu’une fuite devant sa question.
Le garçonnet est observateur. Aussi jeune qu’il soit, il sait déjà combien le coût des choses est important et combien il renseigne sur leur qualité : une maison à 300 000 €, c’est mieux qu’une à 100 000. De quoi certainement y être 3 fois plus heureux…
En réalité, intervient aussi la recherche de la bonne affaire : ainsi, où partez-vous en vacances cette année ? Bien sûr, dans ce lieu déniché sur internet à prix imbattable, à des milliers de km, avec nombreux sites à visiter, plus nombre de prestations, bref des vacances optimisées. Le petit garçon a raison : même à prix négocié, être heureux se calcule.
Mais on ne vit pas que de vacances. Alors le reste du temps ? Les contes d’autrefois disaient : ils se marièrent, furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Le bonheur s’y comptait en nombre d’enfants… Et aujourd’hui, dans le monde réel ? Etre heureux, c’est obtenir les diplômes les plus élevés, avoir un salaire supérieur au nécessaire, trouver un partenaire (on ne dit plus conjoint) au niveau de nos attentes, s’offrir la maison idéale, installer une cuisine équipée (Schmidt bien sûr !), compléter par des enfants (la paire si possible). Une fois ces œuvres accomplies, l’âge de la quarantaine a pointé son nez.
Combien t’es heureux ? Combien ? On sait répondre : ce qu’on a accumulé. Heureux ? C’est un peu plus confus. L’allongement de la durée de la vie conduit au vertige : il doit rester une cinquantaine d’années à vivre. Pas forcément une bonne nouvelle quand on est arrivé au sommet de son projet de vie. Que faire de toutes les années qui viennent ?
Le vertige appelle la chute, une chute incontrôlée échappant à toute maîtrise. C’est une réalité en montagne, et cela se vérifie dans la vie. Tous les éléments nécessaires au bonheur étant rassemblés, le sommet étant atteint, s’ouvre devant soi un avenir vide de sens. Tant d’années consacrées à cumuler des plaisirs dont le nombre devait assurer le bonheur… Alors, si l’on recommençait une nouvelle histoire… comme si la vie pouvait rebrousser chemin. Illusion de faire un trait sur son passé en se jetant dans le vide, détruisant ce qui a été construit, quitte à entraîner ses proches dans la chute.
Ne serait-il pas urgent de construire notre bonheur plutôt que nos plaisirs ? En comptabilisant les dons durables de Dieu plutôt que l’éphémère ? « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux » dit Jésus (Matthieu 5.3). Evidemment, cela ne valorise pas l’ego, mais à l’heure du bilan ça se révèle solide.
Pierre Lugbull