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Propos de comptoir

Accoudés au zinc des bars, les consommateurs commentent l’actualité en spécialistes avertis. Les problèmes de la société y sont analysés et… résolus. C’est dans ce terreau qu’a puisé un observateur attentif, publiant les « Brèves de comptoir ». Qui n’a pas souri ou franchement ri à la lecture de ces propos cueillis sur le vif ?


Si je ne suis pas familier des bars, les circonstances m’ont amené à fréquenter d’autres comptoirs. Pas de zinc, mais des espaces plus intimes : maximum 4 consommateurs dans de petits salons aux murs blancs. Le zinc y est remplacé par des tables individuelles où trône une cruche d’eau. Pas non plus de bol d’arachides où chacun plonge la main, mais des coupelles individuelles aux friandises bien moins communes : paracétamol, dexaméthazone, ou d’autres aux noms exotiques…


Ce cadre, moins bruyant que celui d’un bar, permet toutes sortes de rencontres. Des personnages divers, avares de mots, ou prolixes. La conversation s’engage… ou pas.


J’ai ainsi bénéficié de la compagnie d’un personnage à la voix de stentor, matamore ayant tout bravé. De ses exploits militaires à ses multiples professions, aucune autorité ne lui a résisté. Père exemplaire, il a éduqué ses enfants dans la droiture. Combien d’enfants ? Ont-ils une mère ? Quelle importance ? Mais son « grand » est un génie, ingénieur, spécialiste de physique quantique, d’astrophysique, d’intelligence artificielle… et j’en oublie !


Arrive le dernier consommateur dans notre salon blanc, laissant dans son sillage l’odeur d’un autre bar où l’on ne consomme pas que de l’eau. Avant même de s’asseoir, il interpelle notre petit comité : « Vous croyez en Dieu ? Moi je n’y crois pas, avec ce monde de m… ».


Mon voisin matamore en perd sa voix, mais il faut bien qu’il dise quelque chose : « Je ne sais pas si Dieu existe, mais je crois à quelque chose au-dessus de nous, peut-être des anges gardiens. La preuve : j’ai été préservé dans des accidents où j’aurais dû perdre la vie ». Une voix s’aventure : « Ce n’est pas Dieu, ce sont les saints qui nous préservent ». La discussion
s’engage, inattendue.


Les arguments s’enchaînent, décousus, mais laissant chacun s’exprimer : « Ce sont les religions qui poussent à la violence » ; « Dieu a créé des hommes pervers, et il s’est barré en nous laissant seuls » ; « Ne serait-ce pas plutôt les hommes qui ont choisi de pervertir le monde que Dieu a créé ? »
Et si on revenait au point de départ : « Pourquoi s’en prendre à Dieu si on ne croit pas qu’il existe ? » et « Pourquoi expliquer à Dieu ce qu’il doit faire alors qu’on ne veut pas l’écouter ? » Le silence s’installe. Le matamore murmure : « Je ne suis pas certain que Dieu existe, mais quand je suis dans la m…, je m’adresse à lui pour qu’il m’en sorte ».


C’est l’heure de partir, les postures arrogantes sont remisées, et les certitudes bousculées.


Pierre Lugbull