Théories des catastrophes

Le prix Nobel n’existant pas pour les mathématiques, René Thom, mathématicien montbéliardais, reçut l’équivalent en 1958 : la prestigieuse Médaille Fields. C’était reconnaître ses recherches sur la « théorie des catastrophes ». On devine que cet univers-là est très éloigné de l’arithmétique ou la géométrie de notre scolarité. René Thom s’est attaché à théoriser les « catastrophes », c’est-àdire tout ce qui advient de manière brusque ou imprévisible. Il ne fallait pas moins que ce personnage jugé fantasque par ses camarades d’école, pour ambitionner mettre en équation l’imprévisible !

Tout évènement imprévisible, toute catastrophe nous interroge. Comment ne pas être secoués par les images impressionnantes des gigantesques incendies de Californie ? Et aussitôt tenter de comprendre, expliquer. Si les recherches de René Thom passent très au-dessus de nos têtes, nombre de vulgarisateurs déversent leurs théories sur les causes de la catastrophe californienne : changement climatique, sécheresse exceptionnelle, vent imprévisible, incurie des autorités politiques, manque de matériel, de personnel et d’argent…

Mais il me vient une question naïve. A l’origine d’un feu, il y a au moins une étincelle. D’où est-elle venue ? Un pyromane ? Un mégot jeté à terre par une personne négligente ? Un barbecue imprudemment installé près de broussailles ? A part le pyromane enfermé dans son délire, personne n’admettra porter la responsabilité d’une catastrophe dévastant autant de forêts et de villes. D’ailleurs qui pourrait prétendre empêcher l’amateur de barbecue de savourer sa côte de bœuf quand il veut et où il veut ? Qui oserait suggérer la moindre responsabilité d’un honnête citoyen dans un tel désastre ?

Loin de la fournaise californienne, surgit à mes yeux un autre paysage : les Alpes enneigées. Visions on ne peut plus opposées. Pourtant, dans les mêmes semaines, des drames s’y sont noués, certes beaucoup plus limités, mais néanmoins mortels. Des avalanches soudaines ont emporté des skieurs. Comme à Los Angeles, les causes de ces drames sont vite avancées : météo (là aussi), neige instable, information à améliorer… Et puis on apprend que ces skieurs avaient choisi le hors-piste. Les analystes ajoutent alors à leur liste la nécessité de munir les skieurs hors-pistes d’un Détecteur de Victime d’Avalanche.

Finalement, le problème n’est pas le franchissement volontaire de barrières et panneaux d’interdiction. Le problème est de ne pas accompagner suffisamment ceux qui franchissent l’interdit. Comme en Californie, de quel droit limiterait-on la liberté d’honnêtes citoyens ?

Catastrophes destructrices et meurtrières… L’époque veut qu’on invoque aussitôt le dérèglement climatique. Cela évite de s’interroger sur les causes premières : quelle étincelle à l’origine du feu ? quel interdit franchi ? Invoquer le changement climatique présente l’avantage de noyer les responsabilités dans un vague collectif anonyme. Déchargé de responsabilité personnelle, chacun vit sa vie comme il l’entend… et incrimine d’autres quand le drame surgit. Une attitude vieille comme le monde.

La Bible rapporte qu’une des premières paroles prononcées par l’homme fourvoyé dans une impasse a été : « c’est pas moi, c’est l’autre ! » … L’autre ? Sa femme… Déjà !

Pierre Lugbull