Vendredi (temps de Pâques)

« Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième heure il y eut des ténèbres sur toute la terre. Et vers la neuvième heure, Jésus cria : Eli, Eli, lema sabachthani ? C’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Matthieu 26. 45-46
Dans l’histoire du monde, peu de paroles ont reçu autant d’attention que celle-ci. Peu de paroles ont eu autant d’incidences que celle-ci. Peu de questions ont été aussi lourdes de sens que celle-ci. Et pourtant, malgré la quantité d’encre coulant des plumes et des stylos, malgré la quantité de mots utilisés pour commenter ce passage, ce dernier demeure pour nous un profond mystère… Quel est le Dieu jouissant de toute joie, de toute paix, de toute exaltation dans les lieux célestes et de toute communion avec le Père et l’Esprit prêt à vivre un tel abandon ?
Déjà dans le jardin de Gethsémané, nous avions de la peine à comprendre que le Fils de Dieu cherche réconfort et soutien dans la présence des disciples (« Je suis triste à mourir ; demeurez ici et veillez avec moi. » Matthieu 26. 38). Après leur abandon, si évident à nos yeux, ce fut la surenchère de souffrance : flagellation, procès, moqueries, mise à nu, mise en croix.
Bien souvent nous pensons trop rapidement que les souffrances physiques étaient les plus difficiles à supporter. Nous n’avons pas entièrement tort mais pas entièrement raison non plus.
L’abandon du Père ressenti par Jésus était justement ce qui l’angoissait à mourir dans le jardin. S’il n’y a pas eu de rupture entre les trois personnes de la trinité, nous pouvons malgré tout dire qu’un bouleversement a eu lieu dans le cœur de Jésus.
Jésus a toujours fait la joie de son Père, de toute éternité il a été le rayonnement de sa gloire. Du baptême en passant par la transfiguration devant les disciples, et même Moïse et Élie rassemblés pour l’occasion, Jésus a pu entendre les mots que tout fils voudraient entendre de son père : tu es mon fils bien aimé, celui en qui j’ai mis toute ma joie. Mais dans le langage biblique cela va plus loin que cela. Par ces mots le Père a redit au Fils toute son importance, par ces mots le Père a rappelé au Fils sa mission autant que son identité, son identité autant que sa mission. Et par cette gloire qui l’environnait au moment de la transfiguration, Jésus était avec le Père.
L’entendre s’approprier (et bien plus que cela !) la question du psaume 22 sonne comme une trahison mais non, c’est bien cet abandon que Jésus était venu vivre pour nous sauver de la mort. Il était né pour ça. Pendant ces heures de souffrance, le Fils bien aimé en qui le Père avait mis toute sa joie est devenu péché du monde à ces mêmes yeux. Et Dieu a les yeux bien trop purs pour voir le mal… (Habacuc 1.13). Ainsi Jésus a souffert seul jusqu’à ce que ce cri vienne remplir l’atmosphère devenue trop pesante du silence du Père.
Du Père ? Sur la croix et abandonné, il semble que Jésus n’arrive plus à le percevoir ainsi, preuve du déchirement intérieur qui vient d’avoir lieu.
À tous les « Père » prononcés par Jésus dans l’Évangile, à tous les « Mon Père » entendus par les foules écoutant les enseignements de Jésus suivent un douloureux « Mon Dieu, mon Dieu ». Bien que la foi demeure et que Jésus n’ait pas totalement perdu de vue le Seigneur, quelque chose a donc réellement changé et c’est là, je crois, que s’exprime avec la plus grande profondeur, le mystère lumineux de l’amour de Dieu pour nous en Jésus.
Aujourd’hui vendredi « saint », méditons l’abandon. C’est là l’origine de notre communion avec le Père
« Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième heure il y eut des ténèbres sur toute la terre. Et vers la neuvième heure, Jésus cria : Eli, Eli, lema sabachthani ? C’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Matthieu 26. 45-46